52.
Le Refuge
Une fois que tous les Chevaliers eurent regagné la côte, Farrell mit son plan suivant à exécution. Afin de ne pas inquiéter inutilement Wellan, il avait omis de lui dire qu’il se passait des choses très étranges dans l’énergie de Kevin. Il ne savait pas encore très bien de quoi il retournait, mais il était persuadé que c’était maléfique. Aucun humain ne devait toucher le pauvre homme avant qu’il soit complètement guéri. Il fallait donc l’éloigner d’Émeraude le plus rapidement possible.
Tout en marchant en direction du grand escalier qui conduisait aux appartements du roi, Farrell songea à la requête opportune de Maïwen. Elle seule pouvait maintenant veiller sur le soldat empoisonné. Les Fées, malgré leur apparence physique semblable à celle des humains, ne possédaient pas la même densité. Grâce à leur légèreté, elles pouvaient se dématérialiser ou s’envoler, à condition toutefois qu’on ne leur coupe pas les ailes. Les sortilèges n’avaient aucun effet sur ces êtres gracieux et indépendants. Leurs voisins les Elfes étaient plus à risque.
Farrell s’arrêta devant l’entrée de l’antichambre et demanda à s’entretenir avec Émeraude Ier. C’était à cet endroit même que Jabe avait rabroué Onyx cinq cents ans plus tôt. Le magicien sentit son sang bouillir dans ses veines et il dut faire un effort surhumain pour calmer son irritation. Cette fois, il s’adressait à un monarque beaucoup plus juste que son ignoble ancêtre.
— Sa Majesté ne se sent pas très bien, mais elle accepte de vous recevoir à son chevet, annonça le serviteur en revenant vers lui.
Le magicien le suivit en silence, contemplant toutes les richesses que recelait cette section du palais : vases taillés dans des matériaux précieux, tapisseries brodées d’or, statues magnifiques de souverains anciens, chandeliers aux formes exquises. Il s’agissait en majeure partie de présents offerts par les dirigeants des autres pays lors de cérémonies diplomatiques. « Si j’étais devenu roi, il y aurait beaucoup moins de royaumes », pensa Farrell en entrant dans l’immense chambre à coucher. Onyx connaissait bien l’histoire d’Enkidiev et la fragmentation des grandes familles nobles l’avait toujours profondément indigné.
Émeraude Ier reposait dans un lit à baldaquin, entouré de serviteurs et de servantes. Farrell fit un rapide calcul : cet homme devait avoir au moins deux cents ans.
— Approchez, maître Farrell, murmura-t-il.
Le nouveau professeur nota le teint crayeux du roi et ses mains usées par le temps. Son regard, cependant alerte, lui fit comprendre qu’il avait encore toute sa tête.
— Habituellement, c’est votre confrère qui vient m’informer des périls auxquels nous sommes exposés.
— Maître Hawke ne sait pas que j’ai sollicité cette audience, précisa Farrell en s’inclinant avec respect. Je ne suis pas venu vous faire part de ce que trament les dieux. Avec deux enfants en bas âge, je ne peux pas me permettre de passer la nuit à observer les étoiles.
— Dans ce cas, de quoi voulez-vous m’entretenir ?
— Je suis venu vous apprendre que j’ai uni en votre nom la vie de deux soldats.
— C’est l’un des privilèges que j’ai accordés à mes magiciens, en effet.
— Mais vous seul pouvez leur offrir une terre en cadeau de noces.
— De qui s’agit-il ?
Tout en conservant une expression impassible, le maître de classe lui conta que Kevin, libéré des griffes de l’ennemi, avait eu si peur de mourir qu’il avait demandé à la jeune Maïwen de l’épouser dès son retour à Emeraude. Touché par ce récit, le roi fit quérir son premier conseiller pour exiger qu’une ferme soit remise au nouveau couple.
Farrell le remercia d’un mouvement de la tête. Il ne put s’empêcher de penser que ce vieillard régnait sur le royaume qu’Onyx aurait dû recevoir à la fin de la première guerre.
Sans laisser transparaître ses sentiments, il attendit qu’on lui indique sur une carte l’emplacement de la propriété de Kevin et de Maïwen. On lui apprit qu’elle comportait une maison abandonnée depuis le décès de ses anciens propriétaires. Le Chevalier y serait certainement à l’aise pendant sa convalescence.
Dès qu’il eut quitté Émeraude Ier, le magicien pria les palefreniers d’atteler deux chevaux à une charrette avant la brunante afin de transporter le mobilier qu’avait aussi offert le monarque aux conjoints.
Avec l’aide de Maïwen, Farrell hissa Kevin dans la voiture et le recouvrit d’une couette pour le tenir au chaud. La jeune Fée prit place près du Chevalier souffrant. Ce dernier reprenait parfois conscience, mais une sombre force semblait vouloir le retenir prisonnier. Maïwen déposa la tête du malade sur ses genoux et annonça au magicien qu’ils pouvaient se mettre en route.
Farrell fit apparaître son vortex. Il ne voulait surtout pas ajouter à l’inconfort du soldat incommodé par le venin d’Asbeth. Pour l’en débarrasser, il lui aurait fallu recourir à une aide divine supérieure. Mais le renégat ne faisait plus confiance aux dieux ni à leurs serviteurs. Le fils de lumière de Wellan avait eu la bonne idée de briser le lien entre le sorcier et le soldat, mais il ne pouvait rien faire de plus en raison de son inexpérience. Il restait maintenant à attendre que le poison s’évapore.
— Nous y voilà, annonça le magicien en poussant les chevaux sur un sentier cahoteux qui contournait une haute futaie.
Maïwen s’étira le cou, mais ne vit que des branches étroitement enlacées. Elle savait qu’elle allait passer de longs mois loin du château et de ses compagnons, mais son amour inavoué pour Kevin exigeait ce sacrifice. Farrell les avait déclarés unis par les liens du mariage pendant un des rares moments de lucidité du soldat empoisonné. Maïwen aurait évidemment préféré une belle cérémonie comme ses sœurs, mais au moins, Kevin était désormais son mari.
La charrette s’immobilisa devant une chaumière en piteux état. La porte de planches pendait sur ses pentures qui grinçaient au vent. Une partie du toit avait été arrachée par les intempéries et de la végétation recouvrait la façade. Les Fées étaient des créatures foncièrement optimistes, mais, l’espace d’un instant, Farrell surprit un voile de découragement sur le visage de Maïwen.
— Ils ont oublié de nous dire que cette propriété était abandonnée depuis des siècles, voulut plaisanter le magicien.
— Je ne crains pas l’effort, répliqua la jeune femme avec un air décidé.
Il arqua un sourcil avec scepticisme. Dans quel état trouveraient-ils l’intérieur ? Ils laissèrent Kevin dormir dans la voiture et firent le tour de la maison. Au moins, les murs, bien qu’ils fussent abîmés, tenaient le coup. Farrell poussa prudemment la porte. Elle s’écrasa sur le sol en soulevant un nuage de poussière. Maïwen ne capitula pas pour autant. Elle risqua un œil dans la grande pièce. Il y avait des nids d’oiseaux sur la plupart des voliges. Un couple de pigeons s’échappa par la fenêtre.
— Je peux utiliser ma magie pour tout réparer, offrit Farrell.
— Non. Je veux le faire moi-même. Cela m’aidera à passer le temps en attendant que Kevin soit guéri.
Elle inspecta ensuite les bâtiments de ferme, Farrell sur les talons. Curieusement, ils semblaient en bien meilleur état que la demeure.
— Ils sont protégés par les arbres, expliqua la Fée en avisant la question dans les yeux du magicien. Avec un peu de paille fraîche, nous y serons à l’aise jusqu’à ce que la maison soit solidifiée et nettoyée.
— Je t’enverrai des provisions.
— Je vous remercie, maître Farrell. Vous êtes très bon pour Kevin.
— Il a été mon meilleur ami pendant quatre ans, se rappela-t-il avec nostalgie. Il est tout naturel que je fasse tout ce que je peux pour l’arracher aux griffes de nos ennemis.
— Combien de temps faudra-t-il avant que cette potion infecte cesse de le tourmenter ?
— Je n’en sais rien, Maïwen, peut-être plusieurs mois, peut-être des années. Il existe un antidote qui lui rendrait instantanément la santé, mais je n’ai aucune façon de me le procurer. J’ai réussi à le débarrasser d’une partie du maléfice, mais ce n’est pas suffisant.
Farrell darda son regard pâle dans les magnifiques yeux de la Fée.
— Si tu veux retourner au combat, je m’adresserai au Roi des Fées afin qu’il trouve des volontaires parmi ton ancien peuple, offrit-il.
— Je n’ai pas l’intention de quitter Kevin avant son complet rétablissement.
— Je t’en serai reconnaissant pour l’éternité.
— Dans votre cas, maître, ce pourrait être très long, blagua-t-elle.
Un sourire effleura les lèvres du renégat, car elle faisait évidemment référence à l’instinct de survie d’Onyx.
— Comment vous ferai-je connaître ses progrès ? voulut savoir Maïwen. Si j’utilise mes facultés télépathiques, j’alarmerai Wellan.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi vous ne pouvez pas parler à une seule personne à la fois, déplora Farrell. C’est ainsi que nous communiquions jadis. Seul Hadrian pouvait s’adresser à toute l’armée.
— Sans doute pourrions-nous l’apprendre si on nous l’enseignait.
— Mais nous ne disposons pas d’assez de temps. Je crois que la meilleure façon de me donner des nouvelles sera de les transmettre par écrit au serviteur qui viendra te porter des vivres. Je le choisirai moi-même.
Grâce à leurs pouvoirs magiques, ils repoussèrent le foin gâté à l’extérieur jusqu’à ce que le sol de terre battue soit exposé. Farrell se concentra intensément, comme s’il cherchait quelque chose dans les environs. Puis, à la grande surprise de la Fée, il fit apparaître de la paille propre.
— Mais, comment ? s’étrangla la jeune femme, qui croyait que seules les Fées possédaient cette faculté.
— Disons que je l’ai empruntée à un fermier voisin. C’est un autre pouvoir qu’on a oublié de vous octroyer.
Sans s’expliquer davantage, il alla chercher Kevin et le transporta jusqu’à l’abri. Maïwen s’empressa d’étendre la couette pour que le magicien puisse y déposer le malade.
— Vous pouvez repartir tranquille, assura-t-elle tandis qu’elle retirait un sac de nourriture de la charrette. Je prendrai bien soin de lui.
Elle n’obtint pas de réponse. « Son esprit est déjà ailleurs », comprit-elle. En effet, Farrell pensait déjà aux élèves qui l’attendaient et à ses fils. Heureusement, il était immunisé contre la sorcellerie d’Asbeth, sinon il aurait été séparé pour toujours de Nemeroff et d’Atlance.
Farrell vida la carriole avec sa magie, entassant les meubles dans un coin de la grange en les faisant voler dans les airs. Puis il grimpa sur le banc et adressa un dernier regard rempli de gratitude à la femme Chevalier, L’attelage tout entier disparut.
À son retour au château, Farrell trouva la cour en pleine effervescence. Il arrêta les bêtes devant l’écurie et voulut savoir ce qui se passait. Un palefrenier l’informa qu’un soldat de Béryl venait de leur apprendre le décès du magicien Mori.
— A-t-on des détails sur sa mort ? s’inquiéta Farrell.
— Vous le demanderez au roi, répondit le jeune homme. C’est tout ce que nous savons.
Farrell fonça vers le palais. Ses sens aiguisés lui indiquèrent que Hawke avait déjà rejoint le souverain dans sa chambre. Il monta le grand escalier en vitesse. Le magicien d’Emeraude sortait justement des appartements royaux.
— Comment est-ce arrivé ? s’enquit le magicien avant que l’Elfe puisse ouvrir la bouche.
— Il a péri dans l’incendie de sa grotte. Le Roi Wyler suppose qu’il s’est endormi et qu’une chandelle est accidentellement tombée dans ses innombrables parchemins.
Hawke soupçonnait l’intervention d’une main criminelle, mais il préféra se taire. Attristé par ce décès, il se contenta de saluer son collègue de la tête et de poursuivre sa route. Farrell le regarda disparaître au bout du couloir. « Un magicien ne commet pas ce genre d’étourderie », pensa le renégat. Il lui faudrait rester aux aguets.